Quand vous naviguez sur Internet, pouvez-vous dire qui collecte des informations à votre sujet, quelle est la nature de ces informations et qui peut y avoir accès ? Pouvez-vous contrôler qui peut savoir quoi de vous ? La Commission européenne a proposé de vous en donner le pouvoir, mais le Parlement européen, sous la pression des lobbies de l’industrie, risque de voter autrement.
Avec le développement du commerce des données, le contrôle des citoyens sur leurs données personnelles a progressivement diminué, alors même que leur droit fondamental à la vie privée ne peut être défendu s’ils n’ont pas eux-mêmes les moyens de le protéger. Mais la protection de notre vie privée n’est pas le seul enjeu lié à cette question : ce manque de contrôle entraîne un manque de confiance aux conséquences négatives tant pour la liberté d’expression [1] que pour le développement économique des services en ligne [2].
Pour faire face à cette situation critique, la Commission européenne propose de donner aux citoyens un véritable contrôle sur leurs données personnelles en établissant un principe clair : que les utilisateurs aient à donner un consentement explicite pour toute collecte, traitement ou échange d’informations les concernant.
L’enjeu
Pour mieux comprendre le sens de la proposition de la Commission européenne, il faut revenir à l’actuelle législation européenne – la directive de 1995 obsolète – qui n’exige pas que le consentement soit donné « explicitement » mais « indubitablement » [3]. Qu’est-ce qu’un consentement « indubitablement donné » ? Le sens d’une notion si vague « est souvent mal interprété ou simplement ignoré », comme le déplore le groupe de travail « Article 29 » [4] – l’organe européen réunissant l’ensemble des autorités nationales européennes de protection des données personnelles.
Un consentement peut être considéré comme « indubitablement donné » lorsqu’une personne informée du traitement de ses données ne s’y oppose pas. Cependant, la législation actuelle n’obligeant pas les entreprises à s’assurer que ces personnes soient effectivement informées, la plupart de ces entreprises ne sont pas vraiment enclines à exposer de façon claire, pratique et visible la nature ou le but des traitements de données qu’elles réalisent.
Par conséquent, les citoyens ignorent la plupart des traitements que leurs données subissent : en pratique, ils ne pourraient pas s’y opposer s’ils le désireraient.
Prenons l’exemple d’Amazon. Lorsque vous consultez un article sur ce site, votre navigation est enregistrée pour vous suggérer des produits similaires. Bien que la formule « inspirés par votre historique de navigation » vous indique que certaines de vos données personnelles sont traitées, elle n’indique pas qu’Amazon collecte en réalité bien plus de données que la simple liste d’articles que vous avez consultés et, ce même s’il s’agit de votre première visite et que vous n’êtes pas inscrit sur ce site. Ces informations ne sont accessibles qu’à la toute fin des pages du site Internet. Google, quant à lui, ne prend même pas la peine d’indiquer qu’il collecte, stocke et traite l’ensemble des informations liées à toutes vos requêtes et visites de site Internet. Le seul moyen de le savoir est de rechercher puis de lire ses règles de confidentialité.
La proposition de la Commission La proposition élaborée par la Commission européenne changerait radicalement cette situation en posant le principe d’un consentement explicite de l’utilisateur. Le consentement des utilisateurs devraient alors être exprimé « par une déclaration ou par un acte positif univoque » [5], et ce pour chacune des finalités pour lesquelles une entreprise souhaiterait collecter leurs données. Le « silence informé » ne serait plus considéré comme un consentement valide.
Les entreprises devraient alors activement rechercher le consentement de leurs utilisateurs, assurant ainsi qu’aucune donnée personnelle ne puisse plus être traitée sans que les utilisateurs n’en aient été véritablement et directement informés. Adoptée, cette proposition assurerait que rien ne se passe hors de vue ou de contrôle des utilisateurs. À cet égard, de bonnes pratiques existent déjà et constituent des exemples concrets de ce que serait un consentement explicitement donné sur Internet. Des navigateurs tels que Firefox et Chrome requièrent déjà votre consentement explicite avant d’envoyer des informations concernant votre géolocalisation à un site Internet.
Ceci permet de garantir que, pour tout traitement, vous êtes réellement informé de la nature des données collectées et, ainsi, que vous puissiez véritablement y consentir. Ensuite, si vous le souhaitez, vous pouvez aussi simplement choisir de « toujours accepter » que le site que vous visitez puisse collecter votre position géographique sans avoir à chaque fois à obtenir votre consentement. Même si le concept de cette « boîte de requête » est largement perfectible – en ce qu’elle n’indique pas comment vos données seront traitées ni qui pourra y accéder – cela nous montre, au moins, le type de contrôle que nous pourrions exercer si l’exigence d’un consentement explicite était adoptée.
Les recommandations des géants de l’Internet
Le contrôle des utilisateurs semble être problématique pour les géants de l’Internet, Datasecuritybreach.fr vous en parle souvent, dont les bénéfices reposent largement sur la quantité de données personnelles qu’ils collectent. Ils redoutent qu’un plus grand contrôle donné aux utilisateurs amoindrisse les quantités de données qu’ils traitent. Ceci nous montre bien comment notre vie privée est considérée par ces entreprises : si leurs activités respectaient véritablement notre vie privée, pourquoi craindraient-elles que nous n’y consentions pas ? Exiger un consentement explicite ne porterait atteinte qu’aux entreprises qui ne respectent pas notre vie privée. Les autres, en revanche, ne pourraient que bénéficier du gain de confiance résultant du véritable contrôle donné aux utilisateurs.
Google, Facebook, Microsoft, Amazon et eBay ont unanimement demandé aux députés européens de retirer du règlement le consentement explicite [6]. Leur principal argument est que les utilisateurs « veulent des services Internet qui soient rapides, simples d’accès et efficaces [et que rechercher systématiquement leur consentement explicite] les conduirait à le donner automatiquement, par habitude », « étant surchargés de demandes de consentement » (traduits par nos soins).
Dès lors que rechercher le consentement explicite des utilisateurs est le seul moyen de garantir qu’ils seront veritablement avertis de chacun des traitements réalisés sur leurs données personnelles, ces demandes ne peuvent pas représenter une « surcharge ». Quiconque choisirait de consentir « automatiquement, par habitude », serait tout de même averti de ces traitements, alors que nous ne le sommes que rarement aujourd’hui.
De plus, une fois qu’ils auraient accepté qu’une entreprise puisse traiter certaines de leurs données pour une finalité claire et spécifique, les utilisateurs n’auraient pas à consentir aux nouveaux traitements qui poursuivraient exactement cette même finalité [7]. Ainsi, déclarer qu’ils seraient « surchargés de demandes de consentement » est simplement faux. En pratique, les utilisateurs n’auraient généralement à consentir, tout au plus, qu’une seule fois : en visitant un site Internet pour la première fois ou en utilisant pour la première fois une nouvelle fonctionnalité de ce site.
Les propositions des députés européens Les commissions « consommateurs » (IMCO) et « industrie » (ITRE) ont suivi les recommandations des géants de l’Internet et ont voté contre l’exigence d’un consentement explicite. IMCO a proposé de subordonner cette exigence au « contexte », ce qui est aussi vague et dangereux que d’exiger un consentement « indubitablement donné » [8] ; alors que la commission ITRE a suggéré que le consentement ait simplement à être donné « sans équivoque », d’une façon similaire à ce que prévoit déjà la directive de 1995 [9]. Ces deux avis semblent avoir véritablement influencé le débat, de sorte que sept amendements ont été déposés dans la commission « libertés civiles » (LIBE), par dix-sept députés européens, proposant de retirer l’exigence d’un consentement explicite du règlement [10]. Ce qui démontre que ces membres de LIBE, principalement libéraux et conservateurs, ne souhaitent pas conférer aux utilisateurs le contrôle sur leurs données.
Aujourd’hui, il apparaît que la plupart des députés européens sont opposés au principe d’un consentement explicite, dupés par des centaines de lobbyistes, et ne changeront pas de position si nous ne nous mobilisons pas et n’agissons pas dès maintenant.
Ce que vous pouvez faire
Tout d’abord, Datasecuritybreach.fr vous conseille de n’utiliser que des logiciels et des services dans lesquels vous pouvez avoir confiance. Préférez des logiciels libres et hébergez vos propres services autant que possible. De nombreux outils, tels que Tor [11] [12], DuckDuckGo [13] [14] ou des extensions de navigateurs, tels que NoScript [15] ou HTTPS Everywhere [16], vous permettent de remplacer, contourner ou bloquer certains services Internet essayant de collecter vos données personnelles.
Malheureusement, ces solutions ne suffiront jamais à protéger pleinement votre vie privée en ce qu’elles ne sont pas installées par défaut, demandent un certain effort et sont parfois perçues comme complexes à utiliser. Ainsi, nous devons agir afin de nous assurer que le futur règlement protégera véritablement la vie privée des citoyens européens : appelez ou écrivez [17] à vos représentants dès maintenant – les inquiétudes de leurs électeurs et la défense des libertés fondamentales devraient toujours primer sur les intérêts économiques des géants de l’Internet –, partagez cette analyse, écrivez-en afin de donner votre opinion sur le sujet, parlez-en autour de vous ou inventez quelque chose à base d’image, de vidéo, de son, etc. C’est maintenant que nous devons agir !
Les membres de LIBE [18] des différents groupes politiques ont déjà commencé à chercher des compromis sur ce sujet précis : nous devons les contacter avant qu’ils ne tombent d’accord sur les pires amendements.
Références
1. L’UNESCO a publié en 2012 une étude mondiale sur le respect de la vie privée sur l’internet et la liberté d’expression [en], qui commence ainsi : « Le droit au respect de la vie privée sous-tend d’autres droits et libertés, dont la liberté d’expression, la liberté d’association et la liberté de conviction. L’aptitude à communiquer anonymement sans que les gouvernements connaissent notre identité, par exemple, a joué historiquement un grand rôle dans la sauvegarde de la libre expression et le renforcement de la responsabilisation politique, les individus étant plus enclins à s’exprimer sur les questions d’intérêt public s’ils peuvent le faire sans crainte de représailles. » Ce qui a toujours été vrai pour la surveillance gouvernementale se vérifie probablement aujourd’hui pour la surveillance privée. Pouvons-nous vraiment nous exprimer librement si toute entreprise, ou même toute personne, peut connaître notre identité et quantité d’autres informations sensibles à notre sujet ?
2. Une étude [en] du Boston Consulting Group montre que « la valeur créée par l’identité digitale peut en effet s’avérer considérable : un milliard d’euro en Europe d’ici 2020 [mais] deux tiers de la valeur totale liée à l’identité numérique ne se réalisera pas si les acteurs n’arrivent pas à établir un climat de confiance pour la circulation des données personnelles » (traduit par nos soins).
3. Directive de 1995 : Article 2 – Définitions Aux fins de la présente directive, on entend par: h) «consentement de la personne concernée»: toute manifestation de volonté, libre, spécifique et informée par laquelle la personne concernée accepte que des données à caractère personnel la concernant fassent l’objet d’un traitement. Article 7 Les États membres prévoient que le traitement de données à caractère personnel ne peut être effectué que si: a) la personne concernée a indubitablement donné son consentement
4. Opinion of the Article 29 Data Protection Working Party on the Definition of Consent [en] : « Cet avis est en partie rendu en réponse à une requête de la Commission dans le cadre de la révision en cours de la directive concernant la protection des données personnelles. Elle contient donc des recommandations à prendre en compte dans cette révision. Ces recommandations comprennent : (i) clarifier la définition de consentement « indubitablement donné » et expliquer que seul un consentement basé sur des actions ou déclarations faites pour signifier un accord constitue un consentement valable ; (ii) exiger que les responsables de traitement mettent en place des mécanismes pour démontrer le consentement (dans le cadre d’une obligation générale de responsabilité) ; (iii) ajouter une exigence explicite concernant l’accessibilité et la qualité de l’information sur laquelle se fonde le consentement, et (iv) un certain nombre de suggestions concernant les mineurs et autres personnes dépourvues de leur capacité juridique. »
« La notion de consentement « indubitablement donné » est utile pour mettre en place un système qui, sans être trop rigide, permet une protection forte. Alors qu’il pourrait potentiellement conduire à un système raisonnable, malheureusement, son sens est souvent mal interprété ou simplement ignoré. »
« La clarification doit se concentrer sur le fait qu’un consentement « indubitablement donné » requiert l’utilisation de mécanismes qui ne laissent aucun doute sur l’intention de la personne concernée de donner son consentement. Cependant, il doit être clair que l’utilisation de paramétrage par défaut exigeant que la personne concernée les modifient afin de signifier son désaccord (un consentement fondé sur le silence) ne peut constituer en soi un consentement « indubitablement donné ». Ceci est particulièrement vrai dans l’environnement en ligne. »
« La position commune 10 du Conseil de 1995 a introduit la définition (actuelle) du consentement. Il a été défini comme « toute indication donnée de façon spécifique, libre et informée de ses souhaits par laquelle la personne concernée signifie son accord au traitement de données personnelles le concernant ». La principale modification apportée à la position de la Commission de 1992 ayant été d’effacer le mot « expresse » qui qualifiait le mot « indication ». En même temps, le terme « indubitablement » a été rajouté à l’article 7(a) qui devenait ainsi : « la personne concernée a indubitablement donné son consentement ». » (traduit par nos soins)
5. Proposition de Règlement pour la protection des données Article 4 – Définitions Aux fins du présent règlement, on entend par: 8. «consentement de la personne concernée»: toute manifestation de volonté, libre, spécifique, informée et explicite par laquelle la personne concernée accepte, par une déclaration ou par un acte positif univoque, que des données à caractère personnel la concernant fassent l’objet d’un traitement;
6. Lire les recommandations contre le consentement explicite envoyées aux députés européens par les géants de l’Internet [en] sur le wiki de la Quadrature. Vous pouvez également lire bien d’autres documents envoyés par les lobbies [en] aux députés européens, sur d’autres sujets concernant la protection des données personnelles.
7. La Quadrature du Net publiera bientôt une analyse de Privacy Alert abordant précisément ce point.
8. Voir la réaction de La Quadrature du Net au vote de IMCO du 23 janvier. Avis de IMCO : amendement 63 Article 4 – Définitions (8) « consentement de la personne concernée »: toute manifestation de volonté libre, ++qui doit être++ spécifique, informée et ++aussi++ explicite ++que possible selon le contexte,++ par laquelle la personne concernée accepte, par une déclaration ou par un acte positif univoque ++, et de manière explicite lorsque les données visées à l’article 9, paragraphe 1, doivent être traitées,++ que des données à caractère personnel la concernant fassent l’objet d’un traitement; (Comment lire un amendement : ++ajouté au texte initial++ / –supprimé du texte initial–)
9. Voir la réaction de La Quadrature du Net au vote de ITRE du 21 février. Avis de ITRE : amendement 82 Article 4 – Définitions (8) « consentement de la personne concernée »: toute manifestation de volonté, libre, spécifique, informée et –explicite– ++sans équivoque++ par laquelle la personne concernée accepte que des données à caractère personnel la concernant fassent l’objet d’un traitement. ++Le silence ou l’inaction n’équivalent pas en soi à un consentement++; (Comment lire un amendement : ++ajouté au texte initial++ / –supprimé du texte initial–)
10. Amendements 757, 758, 760, 762, 764, 765 et 766, déposés en LIBE par : Lidia Joanna Geringer de Oedenberg (S&D – Pologne) Adina-Ioana Valean (ALDE – Roumanie) Jens Rohde (ALDE – Danemark) Louis Michel (ALDE – Belgique) Sarah Ludford (ALDE – Royaume-Uni) Charles Tannock (ECR – Royaume-Uni) Timothy Kirkhope (ECR – Royaume-Uni) Axel Voss (EPP – Allemagne) Seán Kelly (EPP – Irlande) Wim van de Camp (EPP – Pays-Bas) Hubert Pirker (EPP – Autriche) Monika Hohlmeier (EPP – Allemagne) Georgios Papanikolaou (EPP – Grèce) Véronique Mathieu Houillon (EPP – France) Anna Maria Corazza Bildt (EPP – Suède) Agustín Díaz de Mera García Consuegra (EPP – Espagne) Teresa Jiménez-Becerril Barrio (EPP – Espagne)
11. https://www.torproject.org/
12. Tor est un logiciel libre et un réseau ouvert qui vous aide à vous protéger d’une forme de surveillance du réseau, telle que l’analyse du trafic réalisée par certains gouvernements, menaçant nos libertés individuelles et notre vie privée.
13. https://duckduckgo.com/html/
14. DuckDuckGo est un moteur de recherche utilisant des informations récoltées sur des sites web participatifs, tel que Wikipédia, afin de répondre à vos requêtes. Le moteur de recherche déclare protéger votre vie privée et ne pas enregistrer d’information vous concernant. https://duckduckgo.com/html/
15. https://fr.wikipedia.org/wiki/NoScript
16. https://www.eff.org/https-everywhere
17. https://www.laquadrature.net/wiki/Comment_contacter_un_d%C3%A9put%C3%A9_europ%C3%A9en
18. https://memopol.lqdn.fr/search/?q=committees%3ALIBE%20is_active%3A1